Les conséquences inattendues des taux d’intérêt négatifs

CETTE LETTRE EST UN PEU PLUS TECHNIQUE ET COMPLEXE QUE NOS LETTRES HABITUELLES PARCE QUE LE CONTEXTE ACTUEL SUR LES MARCHÉS EST TRÈS INHABITUEL, NOUS POUSSANT À VOULOIR DONNER PLUS D’EXPLICATIONS. SI VOUS SOUHAITEZ EN DISCUTER PLUS À FOND, NOUS VOUS INVITONS À COMMUNIQUER AVEC NOUS.

Aussi inconcevable que cela puisse paraître, à l’échelle mondiale, environ 17 000 milliards de dollars d’obligations présentent des rendements négatifs. Dit autrement : les investisseurs doivent payer pour les détenir. Au Danemark, les banques offrent en fait aux acheteurs des prêts hypothécaires à taux d’intérêt négatif; c’est-à-dire que ce sont les banques qui paient les gens qui empruntent pour acheter une maison (même si elles exigent probablement des frais considérables pour rendre l’opération rentable).

Si le contexte des taux d’intérêt négatifs fait aujourd’hui partie de la réalité en Europe et au Japon, le phénomène n’est pas arrivé en Amérique du Nord – du moins pas pour le moment…

Il n’existe que très peu d’exemples où l’on peut observer de tels contextes de taux négatifs. Il y a eu la Suisse, dans les années 1970, et plus récemment, une fois encore la Suisse, le Japon et l’Europe. Or, l’exemple suisse des années 1970 ne cadre pas vraiment avec la situation économique actuelle, et les trois autres durent depuis trop peu longtemps pour que nous puissions en tirer des conclusions empiriques. Comme les contextes de taux d’intérêt négatifs n’ont jamais vraiment existé auparavant, nous ne pouvons qu’avancer des théories sur les résultats possibles et éviter d’investir là où le risque d’être pénalisés est le plus élevé.

  • Notre système bancaire est dépendant d’un contexte de taux d’intérêt positifs. Les épargnants déposent des fonds dans leur compte bancaire, et touchent, en échange, des intérêts qui leurs sont versés. Avec les fonds déposés, les banques peuvent consentir des prêts et acheter des titres afin de générer des revenus pour elles-mêmes. Dans un monde normal, la différence entre ce que les banques paient aux épargnants et ce qu’elles tirent de leurs placements, représente leurs revenus. La différence entre les taux auxquels la banque prête et les taux consentis aux épargnants se nomme «l’écart».  Dans un contexte de taux négatifs, les banques seraient désavantagées (leurs revenus diminueraient) si elles devaient accorder du crédit.  Pour contrer ce manque à gagner, elles devraient exiger que les épargnants paient des intérêts sur les dépôts;
    Supposons que les banques commencent à exiger des intérêts sur les dépôts. Imaginez alors combien de personnes préféreraient « placer » leur argent dans un bas de laine! Si la plupart des épargnants en arrivaient à cette conclusion, nous assisterions à l’équivalent d’une ruée vers les banques – la liquidité (c’est-à-dire les espèces) disparaîtrait du système financier;
    Le gouvernement allemand envisage d’interdire les taux d’intérêt créditeurs négatifs. Ce serait-il en prévision d’empêcher des retraits massifs de liquidités du système bancaire de la part des épargnants? Pourquoi les banques accepteraient-elles des dépôts si elles ne peuvent en tirer un profit? Peut-être peuvent-elles exiger des frais de service… et elles sont passées maîtres à ce chapitre…

  • Bon nombre des modèles de valorisation que nous utilisons aujourd’hui en finance ont été élaborés à partir de notions formulées dans les années 1960 et 1970 et posant comme hypothèse de base qu’un taux d’intérêt est un chiffre positif. Des prix Nobel ont été décernés à des économistes qui ont mis au point le modèle de la frontière efficiente, des modèles d’évaluation d’options et le modèle d’évaluation des actifs financiers. Des milliards et des milliards de dollars de titres et de produits dérivés sont évalués chaque jour à l’aide de ces modèles. Le problème est que certains de ces titres dérivés porteraient une valeur égale à « l’infini » si les taux d’intérêt devaient être négatifs.

  • Dans le même ordre d’idées, les caisses de retraite utilisent un taux d’intérêt (appelé taux d’actualisation) pour déterminer si elles sont bien capitalisées. Si ce taux devient négatif, la plupart des caisses de retraite deviendront sous-capitalisées. De plus, si elles achètent des obligations qui portent un taux d’intérêt négatif, cela garantira qu’elles ne seront jamais en mesure de respecter leurs « obligations » envers les retraités, à moins qu’elles ne changent leur obligation contractuelle en les amputant considérablement, exactement comme le fait GE en ce moment, pour veiller à la pérennité de son régime de retraite.

  • À mesure que les taux s’approchent de zéro, la plupart des instruments de placement à revenu fixe à plus longue échéance deviennent de plus en plus volatils. Cela pose un problème puisque l’on utilise généralement les titres à revenu fixe pour la portion conservatrice du portefeuille.  La volatilité porte donc atteinte à l’objectif de diversification (une répartition entre actions et titres à revenu fixe), principe de base de la gestion de portefeuille. À moins d’être convaincus que les placements à revenu fixe évolueront toujours dans le sens contraire des actions (ce qui n’est pas toujours le cas, si nous examinons les données historiques), nous risquons de détenir des actifs qui présentent les mêmes caractéristiques de volatilité. Pour en tenir compte, il faudra bien redéfinir les stratégies axées sur le revenu fixe pour mieux refléter les besoins et les profils de risque réels des investisseurs.

  • Si un contexte de taux d’intérêt négatifs devait devenir réalité sur le marché nord-américain, acheter des obligations à taux négatif sera l’équivalent d’aller au casino et miser sur l’orientation des taux d’intérêt – dans les deux cas, les investisseurs devraient payer pour participer. Si vous achetez des obligations à court terme, il est certain que vous perdrez un peu d’argent. En revanche, à brève échéance et dépendant de la direction que prendront les taux d’intérêt, si vous achetez des obligations à long terme, vous pouvez perdre beaucoup d’argent, ou en gagner tout autant.

Notre stratégie pour les titres à revenu fixe

La plupart des gens investissent dans des titres à revenu fixe pour de mauvaises raisons. Bien qu’ils affirment que leur objectif est de toucher un revenu tout en réduisant leur exposition à la volatilité, ils s’attardent en fait sur les fluctuations quotidiennes du prix des titres qui constituent leurs portefeuilles (qui fluctuent en tandem avec les taux d’intérêt).

En général, il est rare que les clients s’informent des revenus que dégage leur portefeuille. En fait, ils se préoccupent plutôt de la valeur marchande de leur portefeuille au quotidien (grâce à l’Internet et aux sites Web des dépositaires). On pourrait tirer un parallèle avec un investisseur qui possède plusieurs immeubles d’appartements (l’équivalent d’un portefeuille diversifié d’actions et d’obligations) et qui demande à son gestionnaire non pas de lui dire quel loyer chaque immeuble rapporte (l’équivalent des dividendes et des intérêts que chaque titre rapporte), mais combien vaut chaque immeuble… chaque jour…

Nous structurons notre stratégie en matière de titres à revenu fixe dans le but de générer des revenus. Nous choisissons des titres dans le but de les conserver jusqu’à leur échéance. Ainsi, ce qui importe le plus pour nous est le rendement à l’échéance. Nous choisissons également des titres dont le revenu est supérieur à la moyenne, et nous diversifions notre risque en détenant un grand nombre de titres différents.

En revanche, de nombreuses stratégies axées sur les titres à revenu fixe (généralement utilisées par les fonds communs de placement) reposent sur des obligations à long terme qui ont profité de la forte baisse des taux d’intérêt au cours des dernières années ou, devrions-nous dire, au cours des 37 dernières années (soit depuis 1982). À mesure que les taux d’intérêt approcheront de zéro, ces instruments à long terme deviendront de plus en plus risqués et ne généreront pratiquement aucun revenu.

De plus, la performance* sur le coupon ne représente qu’un gain ou une perte en capital théorique, à moins que le titre ne soit vendu. S’ils conservent les titres jusqu’à l’échéance, les investisseurs ne touchent que le paiement du coupon, dans ce cas-ci, environ 2 % au mieux (comme nous le répétons plusieurs fois au téléphone aux clients : si vous achetez une obligation avec un coupon de 2 % et qu’un an plus tard, vous obtenez un rendement de 8 %, d’où pensez-vous que cette hausse provient? Ce n’est bel et bien qu’un gain théorique de 6 %). Nous ne jugeons pas avoir les compétences nécessaires pour acheter et vendre des titres obligataires à répétition en pariant sur la direction des taux et tenter de générer du gain en capital. Selon nous, il est beaucoup plus probable de faire du gain en capital en achetant des actions ordinaires de bonnes sociétés et en les conservant à long terme.  De ce fait, nous estimons que notre stratégie s’inscrit mieux dans l’objectif de générer des revenus. Nous croyons aussi que la plupart des produits à revenu fixe ne conviennent plus à l’investisseur moyen, à moins que son objectif ne soit de spéculer sur l’orientation que prendront les taux d’intérêt.

(*) Une obligation qui verse des intérêts de 1,625 % d’intérêt et qui vient à échéance dans 10 ans vaut 1 000 $ si le taux d’intérêt à long terme est de 1,625 %.

Si le taux baisse à 1 % dans un an, le cours de l’obligation augmentera théoriquement à 1 060 $, ce qui donnera à l’investisseur un gain en capital sur papier de 60 $, soit 6 %, plus les intérêts créditeurs de 16,25 $, pour un rendement total de 7,625 %. Si vous vendez l’obligation, vous cristallisez le gain en capital, mais vous renoncez au taux d’intérêt plus élevé de 1,625 % pour les neuf prochaines années, puisque vous ne pourrez la remplacer que par une obligation semblable qui rapporte 1 %.

Si vous conservez l’obligation, vous recevrez les intérêts au taux initial de 1,625 % chaque année, et votre capital de 1 000 $ à l’échéance, dans 10 ans.

Voilà un exemple concret du principe qu’il y a un prix à payer pour tout, et qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre

En revanche, si le taux devait monter jusqu’à 2 %, le prix de l’obligation tomberait à 960 $, ce qui créerait une perte en capital de 40 $, soit 4 %, moins les intérêts créditeurs de 16,25 $, pour une perte totale de 2,375 %. Dans ce cas, le même principe s’applique – si vous conservez l’obligation, vous recevrez les intérêts au taux de 1,625 % chaque année (16,25 $) jusqu’à l’échéance, date à laquelle vous récupérerez votre capital de 1 000 $, sans jamais subir de perte.

Mais en quelle année sommes-nous? (Partie 2)

Depuis notre dernière lettre trimestrielle, le marché a piétiné tout en étant marqué par une volatilité accrue. Les nombreuses entreprises mentionnées dans la lettre précédente (Uber, Lyft, Beyond Meat, Shopify, Lightspeed, Slack, Zoom) n’en ont pas fait autant, leurs titres ayant chuté en moyenne de 20 %. Comme nous l’écrivions à l’époque, certaines de ces entreprises survivront, mais la plupart seront sans valeur. Ajoutons une autre société qui a tenté de faire appel public à l’épargne et qui n’a pas réussi : The We Company. Une entreprise qui se décrit comme une « société de technologie ».

La société explique, dans les documents d’information déposés, « Nous offrons à nos membres un accès modulable à de beaux espaces, une culture d’inclusion et le dynamisme d’une communauté inspirée, le tout relié par notre vaste infrastructure technologique ». N’oublions pas qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une entreprise dont l’activité principale consiste à offrir le partage d’espaces de bureaux. Pourtant, le mot « technologie » est mentionné 110 fois dans les documents concernant le premier appel public à l’épargne de l’entreprise. Mais où est donc toute cette technologie? Oui, peut-être les systèmes Wi-Fi, le matériel de téléphonie et de visioconférence… mais encore?

Les documents mentionnaient aussi : « nous sommes une entreprise communautaire déterminée à maximiser notre rayonnement mondial. Nous avons pour mission d’élever la conscience du monde ». On dirait une religion plutôt qu’une entreprise de technologie, ne diriez-vous pas?

The We Company a inscrit un chiffre d’affaires de 1,54 milliard de dollars US au premier semestre de 2019, mais a perdu 900 millions de dollars US sur la même période. Pourtant, la société envisageait de faire son entrée en bourse avec une valorisation de 47 milliards de dollars US. Pire encore, l’entreprise a réussi à convaincre un groupe de neuf preneurs fermes (les appâtant à l’aide d’un gros chèque) de promouvoir son entrée en bourse – groupe qui comprend de grandes banques comme JP Morgan et Goldman Sachs. Cela nous amène à nous interroger sur l’éthique des banquiers d’affaires et sur les conflits d’intérêts inhérents à la prise ferme et à la gestion de portefeuille sous un même toit.

… la théorie du plus idiot est, hélas, toujours bien en vie…

Comme toujours, vos commentaires sont les bienvenus.

L’équipe Claret

Auteur(e)

  • Claret
    Fondée en 1996, Claret se spécialise dans la gestion de portefeuille de placements afin de répondre aux besoins grandissants d’une clientèle d’investisseurs privés à valeur nette élevée.

Votre argent compte.

Inscrivez-vous à notre liste d’envoi pour savoir quand nous publions de nouvelles informations.